P. Berti : souvenirs d'Emilio Pisani

    De Wiki Maria Valtorta
    1973 - À gauche, E. Pisani à 39 ans derrière Marta Diciotti. Au centre, Éroma Antonini, une voisine de Viareggio. À droite, le P. Berti en conversation avec le P. Allessandrini, Prieur de la Santissima Annunziata. Archives de la Fondation Héritière de Maria Valtorta

    En introduction de son livre Pro e contro Maria Valtorta, Emilio Pisani expose les souvenirs de sa rencontre avec le Père Berti, promoteur audacieux de l'œuvre au Vatican. Ce récit d'Emilio Pisani est celui d'un témoin oculaire, particulièrement précieux pour la compréhension de la genèse des évènements.

    Souvenirs du Père Berti

    Quand j’ai eu l’idée de ce livre, je l’ai aussitôt associée au souvenir du Père Berti. Il se serait réjoui de la décision de publier intégralement les certificats de 1952, que d’illustres personnalités de l’époque lui ont apportés après avoir lu les fascicules de la copie dactylographiée de l’Œuvre de Maria Valtorta, encore inédite à l’époque. Mais mon intention d’adjoindre aux appréciations des années suivantes les positions opposées à l’Œuvre l’aurait certainement contrarié. Nous avions été unis par le désir de servir la même cause. Comme prêtre, religieux et professeur dans une faculté de théologie, il avait suffisamment de dons pour s’imposer et la volonté de le faire. Quant à moi, comme jeune universitaire occupé à gérer les relations de travail avec les clients romains de l’imprimerie de mon père, j’ai beaucoup appris de lui et je lui étais tout dévoué. Notre estime et notre affection étaient réciproques, et nous partagions la même abnégation pour l’Œuvre de Maria Valtorta. Bien plus tard, quand ses forces commencèrent à décliner, j’ai commencé à me sentir en désaccord avec lui : je considérais en effet qu’il fallait trouver une façon plus appropriée de traiter les écrits de Maria Valtorta.

    Le Père Berti et le Père Migliorini

    Durant trente années, le Père Berti a été le régisseur de la scène valtortienne à la suite du Père Migliorini, mais il ne fut jamais le directeur spirituel de la malade Maria Valtorta comme l’a été son confrère, sur qui je vais maintenant m’arrêter.

    Le Père Romualdo Maria Migliorini, de l’ordre des Servites de Marie, a été missionnaire au Canada et en Afrique du Sud, où il a eu la charge de préfet apostolique[1]. Une photo de groupe le représente à Città del Capo[2]  avec dix-sept évêques missionnaires. Bien qu’il soit le seul à ne pas être évêque, il porte au cou la croix pectorale comme les autres, en signe de sa dignité. À son retour en Italie, en 1939, il fut envoyé à Viareggio comme prieur du couvent Sant’Andrea ; il devint le confesseur et le directeur spirituel de Maria Valtorta en 1942 et joua auprès d’elle un rôle déterminant, auquel nous avons fait allusion plus haut dans le chapitre Maria Valtorta et ses œuvres.

    Il me faut cependant y ajouter une précision : tout ce que Maria Valtorta écrivait à la main, au stylo, sur des cahiers communs, le Père Migliorini le tapait à la machine en en faisant plusieurs copies sur du papier carbone. Dans un second temps, il entreprit de confectionner des fascicules plus petits, qu’il diffusait comme des écrits dictés du Ciel à un porte-parole anonyme confié à sa direction spirituelle.

    Il agissait à l’insu de Maria Valtorta et contre sa volonté. Quand elle l’apprit, elle désapprouva cette diffusion intempestive et imprudente de ses écrits. Il est même arrivé que, dans l’intention de lui procurer quelque réconfort dans son infirmité, des personnes dans l’ignorance lui apportèrent à lire l’un de ces fascicules, qu’elle devait accepter en faisant preuve de reconnaissance. Les lecteurs et les lectrices se passaient donc ces copies les uns aux autres, et certaines “revenaient à la source”, comme disait Maria Valtorta, inconsolable, quand elle restait seule avec Marta.

    Un autre motif de discorde provint de la relation que le Père Migliorini entretenait avec deux femmes de Camaiore — une ville voisine —, qui auraient dû suivre une vocation conforme à leur charisme spécifique, l’une comme religieuse et l’autre comme laïque. Maria Valtorta le savait et s’intéressait à ces deux cas, pour lesquels elle ne manquait pas de directives inspirées, comme nous pouvons le lire dans ses écrits. La religieuse développa une amitié sincère avec elle, alors que l’autre, dont certaines manifestations étaient peu fables, lui demeura étrangère.

    Toutes deux commencèrent ensuite à dévier, en impliquant le Père Migliorini, qui ne s’était pas rendu compte qu’il aurait dû prendre ses distances vis-à-vis des deux femmes, puisqu’elles n’étaient plus en accord avec les écrits du “porte-parole” de Viareggio.

    L’affaire sortit de la sphère privée et obligea l’Autorité ecclésiastique à intervenir.

    En mars 1946, le Père Migliorini fut transféré à Rome et rappelé à la discipline de son ordre religieux.

    Quatre années durant, il avait été “l’affection, l’aide, la paix, le soutien” de Maria Valtorta, comme elle l’écrit elle-même dans une lettre pleine de gratitude pour tout ce qu’elle avait reçu de lui et marquée par le regret de la séparation. Elle alla jusqu’à le décrire comme “le précurseur” qui avait préparé la voie à la révélation des Écrits.

    Leurs relations ne s’interrompirent pas, et le Père Migliorini continua à recevoir à Rome les manuscrits de Maria Valtorta et à les retranscrire. Néanmoins leur correspondance commença à se ralentir en raison de nouvelles incompréhensions et finit par s’arrêter.

    Le Père Migliorini mourût le 10 juillet 1953 à Carsὸli (L’Aquila) dans la résidence d’été des étudiants de son ordre. Il était né à Volegno di Stazzema (Lucques) le 21 juin 1884.

    Le Père Berti se fait promoteur de l’Œuvre

    À Rome, le vieux servite éprouvé qu’il était devenu avait trouvé compréhension et disponibilité auprès de son jeune confrère le Père Berti, qui était aussi entreprenant et tenace que prudent et circonspect dans l’action.

    Les fascicules des copies dactylographiées par le Père Migliorini servirent au Père Berti à faire connaître l’Œuvre de Maria Valtorta aux personnes les plus influentes du monde catholique, tant ecclésiastiques que laïques. Même le pape Pie XII les eut en main, il les lut — du moins partiellement — et accorda une audience à trois servites : les Pères Migliorini, Berti et leur prieur. A cette occasion il donna son assentiment à l’Œuvre et suggéra de la publier avec la prudence voulue. Lors de cette audience, comme le Père Berti savait s’exprimer avec élégance et aisance, c’est lui qui parla à la place du Père Migliorini, rendu muet par l’émotion. C’était le 26 février 1948.

    En 1949, le Saint-Office réfréna toute initiative du Père Berti tendant à la publication de l’Œuvre. C’est alors seulement qu’il apprit que le Père Migliorini avait dû et su garder le secret d’une sanction ecclésiastique qui l’avait frappé personnellement et qui pouvait justifier la réaction irritée du Saint-Office au “croche-pied” que constituait l’audience pontificale.

    Le Père Berti qui avait obtenu cette audience était en train d’en exploiter les fruits en se mettant à la recherche d’un éditeur disposé à publier l’Œuvre recommandée par le Pape lui-même. Mais, convoqué par le Saint-Office, il dut souscrire une série de renonciations, parmi lesquelles l’obligation des retirer de la circulation les fascicules des copies dactylographiées et de les remettre, avec le manuscrit original de l’Œuvre.

    Il en fut évidemment ébranlé, mais ne perdit pas courage. Le maximum qu’il parvint à faire pour rester dans l’obéissance fut de retourner au Saint-Office avec les fascicules dactylographiés qu’il avait réussi à rassembler, en s’excusant de n’en avoir trouvé qu’un petit nombre. Quant aux cahiers du manuscrit original de l’Œuvre, il déclara ne pas en disposer, en négligeant de préciser qu’il avait pris le train pour Viareggio, de nuit et en vêtements de ville, pour les rapporter à leur légitime propriétaire.

    Sur son lit d’infirme, Maria Valtorta suivait toutes ces démarches avec une douloureuse appréhension.

    Elle attendait avec angoisse les lettres de Rome et y répondait promptement, ou elle écoutait ce que le Père Berti lui relatait lors de ses courtes visites.

    Les relations distantes avec Maria Valtorta

    Maria Valtorta n’avait pas une grande confiance dans le Père Berti qui, de son côté, ne la dépeignait pas comme une personne très aimable. Il la critiquait parce qu’elle trouvait à redire sur les démarches effectuées pour l’Œuvre, parce qu’elle s’obstinait à vouloir l’approbation ecclésiastique, parce qu’elle l’accueillait en lui serrant la main “comme une pelle” lorsqu’il lui rendait visite à Viareggio. Il ne me semble pas qu’ils en soient venus à se quereller, mais ils étaient en profond désaccord.

    Sans nul doute, le Père Berti avait trouvé en l’Œuvre un trésor, mais il n’admirait pas l’écrivain dans la même mesure. J’ai toujours pensé que cela provenait d’une certaine incapacité à comprendre que l’Œuvre nous était venue du Ciel grâce à l’offrande complète de Maria Valtorta, dont les souffrances morales dues aux interdictions et aux méconnaissances étaient plus cuisantes que ses souffrances physiques, pourtant considérables. À mon avis, le refus de l’Eglise, désormais récurrent, devait se présenter à sa sensibilité, non comme un obstacle surmontable grâce à un remède, mais comme un sacrilège devant lequel son âme, toute livrée à l’amour et au don de soi, frémissait et saignait.

    Il me semble que le Père Berti, qui ne fut jamais le directeur spirituel de Maria Valtorta, fondait sa piété uniquement sur l’état physique de l’écrivain, dont il répertoriait les diverses maladies et plaignait la condition de “crucifiée au lit”. À ce point de vue, il ne la laissa jamais manquer de l’assistance de son ministère. De même qu’il se prodiguait auprès des patients d’un hôpital de Rome, il était toujours prêt à subvenir aux exigences tant matérielles que spirituelles de Maria Valtorta en tant que malade. Il alla jusqu’à trouver un stratagème (digne des temps des catacombes) pour qu’elle puisse avoir chaque jour le réconfort de l’Eucharistie, à l’époque où elle lui était vigoureusement refusée.

    Les incompréhensions que le Père Berti nourrissait à l’égard de Maria Valtorta en dépit des précautions dont il était capable, durent influencer le Père Migliorini, qui les unissait à ses propres discordances, et cela favorisa son détachement définitif de l’écrivain infirme de Viareggio.

    Le Père Berti négocie la parution de l’Œuvre

    Après la décision du Saint-Office de 1949, passée à l’histoire valtortienne sous le nom de “blocage de l’Œuvre”, toutes les tentatives, aussi autorisées soient-elles, d’avoir un nouvel entretien avec le Pape ont échoué. Il fallut donc se satisfaire des certificats des personnalités.

    Le Père Berti les recueillait, entre autres dans le but de faire plier Maria Valtorta, qui refusait la publication de l’Œuvre sans une approbation ecclésiastique certaine. Puisqu’il était devenu impossible d’obtenir l’imprimatur d’un évêque — c’était l’unique forme prévue pour qu’un livre au thème religieux puisse être imprimé avec l’autorisation officielle de l’Eglise —, il soutenait que les certificats favorables de ces personnalités, qui se distinguaient par leur autorité et par la doctrine, pouvaient équivaloir à un imprimatur, sinon même aller au-delà.

    En fin de compte, Maria Valtorta se laissa convaincre. On trouva un éditeur : mon père. L’écrivain et l’éditeur établirent un accord courageux, le formalisèrent et devinrent les seuls responsables de la publication à réaliser. Tenu d’obéir au Saint-Office, le Père Berti restait apparemment extérieur et non concerné. Mais l’éditeur le consultait sur absolument tout.

    Premières rencontres avec le jeune Pisani

    Mon père, Michele Pisani, possédait une imprimerie à Isola del Liri, dans la province de Frosinone, dans le Latium.

    L’entreprise avait été créée au début du XXe siècle par son beau-frère Arturo Macioce. Après la seconde guerre mondiale, devenu trop âgé, il s’est retiré et la société a été dissoute. Mon père, qui avait quinze ans de moins, a relevé l’entreprise, l’a rebaptisée “Imprimerie M. Pisani” et a continué d’en diriger le travail quotidien : imprimer des livres proposés par des clients de la sphère catholique romaine : les bureaux de la Curie, des ordres religieux, des éditeurs pontificaux, des associations catholiques… C’est dans ces milieux qu’il était connu et même estimé.

    Le Père Berti disait que c’est le Père Roschini (célèbre mariologue, membre lui-aussi des servites de Marie) qui lui a fait connaître Isola del Liri. De son côté, mon père racontait avoir participé, à Rome, à une réunion de certains personnages qui tentaient de construire une maison d’édition dans le but de publier l’Œuvre de Maria Valtorta, dont il aurait souhaité lui confier l’impression. Mais il comprit qu’ils ne pouvaient réaliser leur projet et il se proposa comme imprimeur, mais aussi comme éditeur. Cela explique pourquoi le Père Berti avait l’habitude de dire que mon père avait été inspiré. Le fait est que Michele Pisani se rendit à Viareggio un certain nombre de fois pour connaître Maria Valtorta et pour souscrire à un contrat d’édition, qui porte la date du 6 octobre 1952.

    Il avait accompli une démarche d’une telle portée qu’elle remplissait sa mission personnelle, et c’est à moi (qui n’étais alors qu’un lycéen mais qui me destinais à l’imprimerie) qu’il laissa le soin de la publication. Le passage fut spontané, je dirais même naturel, mais il était permis par un fait connu de moi seul. Voici comment cela se produisit.

    Mon père ne pouvait s’empêcher de mentionner de temps en temps Maria Valtorta, soit parce qu’il avait compris la grandeur de son œuvre, soit parce qu’il avait été conquis par sa personnalité lorsqu’il était allé faire sa connaissance.

    Un jour, à table, j’entendis de nouveau parler de la “demoiselle”; sans mot dire, je me levai et allai au salon, qui était attenant à la salle à manger, et j’ouvris la vitrine où mon père avait déposé les fascicules de la copie dactylographiée de l’Œuvre. J’en pris un, je l’ouvris au hasard, je vis une page (je l’ai vue plus que je ne l’ai lue), et je compris.

    Plus encore qu’une découverte, ce fut pour moi comme le réveil d’une connaissance assoupie, exactement comme ce qui se produit quand on tombe sur une personne inconnue mais qu’on a l’impression d’avoir déjà vue. Ce que j’ai ressenti devant cette page tapée à la machine ranime encore en moi le souvenir d’un moment de grâce vécu dans mon adolescence, en 1944. Je l’ai décrit du mieux que je pouvais dans mon livre Lettera a Claudia[3], dans le chapitre L’autre rencontre. Bref, mon destin était scellé.

    Le moment était venu de faire la connaissance du Père Berti, si jamais je ne l’avais encore jamais vu.

    Je dis cela parce que nous avons deux souvenirs de notre première rencontre éloignés dans le temps.

    Il disait m’avoir remarqué dans l’imprimerie, à Isola, alors que j’étais encore adolescent et m’avoir longuement regardé comme s’il avait une prémonition.

    Ce fut probablement lorsqu’il vint faire notre connaissance à l’instigation du Père Roschini ; il se rendit également à Sora chez Mgr Fontevecchia, car, en tant qu’évêque du diocèse de l’éditeur (ou seulement imprimeur), il aurait eu le droit d’accorder l’imprimatur[4]. Mais moi, je n’ai aucun souvenir de cette circonstance.

    En revanche, je me rappelle fort bien la première visite que je lui ai rendue au Collège où il résidait (et où il enseignait, puisque le Collège et le siège du “Marianum[5]” ne faisaient qu’un). Le portier m’annonça, au téléphone intérieur, par mon seul nom de famille ; il descendit aussitôt. J’entends encore le tic-tac rapide de ses sandales dans l’escalier. À ma vue, il s’arrêta de surprise, parce qu’il s’attendait à trouver mon père.

    Nos rencontres allaient se répéter presque toutes les semaines, pendant des années. Et pas toujours au Collège, parce que le temps de la clandestinité finit par arriver.

    La première publication de l’Œuvre

    Au début, le Père Berti me paraissait assez tranquille. Il se comportait comme si le “blocage” imposé par le Saint-Office ne le préoccupait pas. Il me dira plus tard qu’il avait avisé mon père de toutes les fois où le Père Migliorini (que je n’avais pas connu à temps[6]) l’avait prié de tout arrêter, mais le “chevalier[7]” Pisani répondait toujours : “Cette interdiction vous concerne, vous les religieux, mais pas moi qui suis laïc.”

    Moi non plus, je n’avais pas ce genre d’appréhension. Je connaissais les certificats laissés par d’illustres personnalités et je savais que le Pape lui-même était favorable à l’Œuvre. Le travail de typographie avançait sans crainte ; il était long et onéreux, de sorte que nos préoccupations étaient d’une autre nature.

    A l’imprimerie, nul n’avait conscience de la taille de l’Œuvre : les fascicules dactylographiés ne nous avaient pas été remis tous ensemble, ils nous étaient donnés par petits paquets au fur et à mesure que la composition progressait sur la linotype. Voilà pourquoi nous pensions publier l’Œuvre en trois volumes, qui devinrent quatre. Mais ils étaient encore trop gros et disgracieux.

    Tous nos contacts de travail étaient avec le Père Berti : de notre côté, il était tacitement accepté qu’il pouvait agir au nom de Maria Valtorta, avec laquelle nous avions, de temps en temps, un échange de lettres courtois.

    Je dois dire, à ce sujet, que je n’avais pas pensé un instant aller faire la connaissance de la “demoiselle”, car j’avais d’elle la même conception que, dans les Écrits, elle dit avoir d’elle-même : l’instrument, le porte-plume du Seigneur, rien. Cette idée s’était emparée de moi à l’instant même où j’avais découvert l’Œuvre. En outre, comme je l’ai déjà mentionné, le Père Berti parlait de Maria Valtorta d’une manière qui ne la rendait guère sympathique. C’est seulement à la lecture de l’Autobiographie, quelques années plus tard, que j’ai découvert la riche personnalité de l’écrivain et compris que son anéantissement dans le Seigneur n’était pas le cheminement naturel d’une femme pieuse, mais une conquête héroïque de son âme.

    Bien des facteurs concouraient à nous faire considérer le Père Berti, non comme un simple intermédiaire mais comme un délégué à part entière. Et c’était un plaisir de collaborer avec lui : intelligent, cultivé, il était prêt à affronter toutes les situations et à rencontrer n’importe qui avec le plus grand naturel.

    Il n’avait pas l’étoffe d’un manager, bien au contraire. Il tenait à ne se reconnaître aucun sens pratique, de peur que cela puisse porter atteinte à sa fonction de prêtre. A titre d’exemple, il était impossible de lui faire entrer dans la tête un discours basé sur des calculs et des pourcentages. Il n’empêche qu’avec sa façon d’agir, à la fois perspicace et ingénue, il parvenait à obtenir davantage que ne l’aurait fait un vrai homme d’affaires.

    En dépit de quelques réserves, j’avoue que je lui dois beaucoup.

    Il m’a édifié par son exemple de prêtre fidèle et de travailleur infatigable : il ne manquait jamais aux obligations de son ministère et ne s’accordait pas les moindres vacances.

    Il m’a transmis avec clarté des principes de doctrine et des règles de vie : ses explications étaient schématiques et percutantes, peut-être par habitude de l’enseignement. De même, ses homélies étaient des leçons très claires.

    Il m’a inculqué l’importance de l’ordre et de la méthode, du moins comme principe car, en pratique, il donnait parfois l’impression de respecter le premier par manie et d’adopter la seconde d’une manière tendancieuse.

    Il m’a donné des preuves de son amitié, qui le faisait accourir lors d’événements tristes, comme la mort imprévue de mon père, et prendre part aux joyeux, comme mon mariage avec Claudia.

    Il m’introduisit davantage dans les milieux ecclésiastiques, que je fréquentais déjà pour mon travail et qui m’ont toujours attiré. Et il m’a fait connaître d’illustres personnages.

    Il m’en établit une liste, avec leurs adresses respectives à Rome, quand le premier gros volume de l’Œuvre parut, en été 1956. Cette “brique” en main, j’allai frapper à leur porte pour annoncer que l’Œuvre, pour laquelle ils avaient fait preuve d’admiration, était enfin imprimée : ils allaient pouvoir m’aider à la diffuser. Je me souviens avec émotion de l’accueil que j’ai reçu très spécialement de certains d’entre eux, et j’allais rester en contact avec eux : l’avocat consistorial Camillo Corsànego, l’archevêque Alfonso Carinci, le médecin scientifique Nicola Pende, le minéralogiste Vittorio Tredici.

    Les volumes successifs parurent les années suivantes. Le quatrième et dernier, en 1959. Pie XII était décédé l’année précédente et on avait élu Jean XXIII, le pape qui allait inaugurer l’époque de la tolérance et du dialogue… en approuvant une condamnation.

    La mise à l’Index

    Le soir de la vigile de l’Epiphanie 1960, je me rendis à une petite fête entre étudiants (il allait avoir 25 ans) et je rentrai tard.

    Le lendemain matin, on m’avertit que le Père Berti m’avait appelé au téléphone, et que je devais le joindre aussitôt. C’est ce que je fis. Il me demanda si je soufrais du cœur. Je le rassurai, mais il me semblait étrange qu’on puisse poser une telle question à un jeune de vingt-cinq ans. Puis il m’annonça la nouvelle : l’Œuvre était mise à l’Index…

    Je le rapportai avec tout le tact voulu à mon père.

    Au début de l’après-midi, sans prononcer un mot, il voulut m’accompagner à l’arrêt de bus pour Rome, où j’allais rencontrer le Père Berti à l’hôpital San Gallicano[8]. Ce fut notre premier rendez-vous clandestin. Au moment où je m’apprêtais à monter dans le car, mon père me lança : « Dis au Père Berti que nous allons continuer. »

    Je le trouvai assis, en méditation, sur un banc de la chapelle de l’hôpital, déserte et plongée dans l’obscurité d’un soir d’hiver. Nous passâmes dans la minuscule sacristie pour parler. Il était navré. Je lui épargnai de me donner tous les détails car, à peine arrivé à Rome, j’avais acheté L’Osservatore Romano et, chemin faisant, j’avais parcouru le texte du décret en première page ainsi que l’article qui détaillait les raisons de la condamnation.

    Le Père Berti considérait la situation comme extrêmement grave. J’avais l’impression qu’il en sentait le poids même physiquement. Et pourtant, il pensait déjà à ce qu’il convenait de faire, à représenter l’Œuvre dans une édition renouvelée (en vérité, nous en avions déjà le projet), et surtout il commença à établir une stratégie faite de rencontres secrètes et de paroles d’ordre, comme s’il fallait fuir une condamnation au bûcher imminente. Son visage s’illumina lorsque je lui transmis le message de mon père.

    J’ai cru comprendre qu’il avait déjà couru à Viareggio la nuit précédente : mais quand, bien plus tard, j’ai reconstitué les faits avec Marta Diciotti, il m’a paru qu’il comptait y aller vite, pour réconforter Marta plus que Maria. Cette dernière était en effet entrée depuis quelques années dans un état de mystérieuse — ou plutôt atypique — inconscience ou incommunicabilité. Je lui demandai des nouvelles de la “demoiselle”.

    Sa réponse me surprit et m’impressionna : inclinant la tête, il fit une mimique d’yeux clos et de langue pendante.

    Il ne se passa guère de temps avant que je me rende pour la première fois à Viareggio, naturellement avec le Père Berti, pour accompagner une personne dont je parlerai plus loin. Je m’attendais à voir en Maria Valtorta une ruine. Je vis au contraire, assise dans un lit tout blanc, une belle femme d’âge mûr, à l’expression sereine et avec des yeux vifs. Elle avait un aspect si normal de personne intelligente que j’éprouvai presque de l’agacement de ne pouvoir tenir une conversation avec elle : elle se bornait en effet à répéter les derniers mots que nous disions, ou elle se tournait vers le mur à côté du lit comme si elle était distraite, mais elle restait bonne et tranquille comme un enfant sage. La seule bizarrerie, qu’elle faisait, surtout quand elle était seule, constituait en petits cris prolongés, comme le son d’une sirène qui s’interrompt, suivis de l’exclamation : « Quel soleil il y a ici ! »

    En repensant à la description que m’avait faite le Père Berti de l’état de Maria Valtorta, je considérai qu’il avait pu être influencé par un grave événement ou une émotion imprévue. D’ailleurs, il m’avoua un jour qu’il lui arrivait de prendre une représentation imaginée pour la réalité. Je commençai dès lors à me méfier de ses comptes-rendus. Mais je dois reconnaître que je n’ai jamais eu l’occasion de découvrir de la fausseté dans ses paroles ou dans ses écrits ; j’aurais plutôt dit qu’il présentait les faits, certes dans leur vérité, mais sous un angle suggestif, apte à permettre une interprétation qui aille dans le sens désiré.

    Préparation de la seconde édition

    Le Père Berti me donna une grande preuve de confiance quand il me permit de recueillir le texte imprimé de l’Œuvre (dans les quatre gros et disgracieux volumes imprimés à partir d’une copie dactylographiée) avec les cahiers manuscrits de Maria Valtorta, en vue d’une nouvelle édition à publier en dix volumes. Le mouvement des remises et des restitutions de ces précieux documents étaient notés chaque fois sur un cahier. Le soin mis pour la manipulation des cahiers manuscrits était toujours extrême, de ma part comme de la sienne. Ils restaient à Viareggio, dans l’armoire qui faisait face au lit de Maria dans sa chambre.

    Si les recueillir relevait de ma compétence exclusive, au point que j’allais en devenir le seul spécialiste, il y avait un autre travail que le Père Berti et moi devions faire de concert. Il s’agissait d’examiner toutes les annotations autographes apportées par Maria Valtorta sur l’une des copies dactylographiées de l’Œuvre, pour reprendre celles qui, selon un critère préétabli, doivent entrer dans l’apparat critique de la nouvelle édition.

    Pendant une longue période, nous consacrions nos dimanches à cette tâche, en nous réfugiant dans le vieil hôpital San Gallicano, au cœur du Trastevere.

    Le Père Berti s’y rendait chaque samedi, depuis des années, pour confesser les malades, et il était d’une grande aide pour l’aumônier, un ancien frère capucin.

    Il connaissait bien médecins et infirmiers, et il avait sa petite cour de patients fidèles, essentiellement femmes défigurées par un lupus[9]  et des enfants avec la gale[10]. Il considérait que cet endroit, un hôpital dermatologique, était des plus adaptés pour tenir au loin les éventuels curieux de rang ecclésiastique.

    Tout le monde l’aimait bien, là-bas. On l’appelait “Père Alberto” à partir du jour où quelqu’un avait fait, par erreur, un prénom de son nom de famille. C’est pourquoi il pouvait y rester incognito. L’aumônier, fut heureux de lui mettre à disposition une petite chambre où il pouvait travailler avec moi et, à l’heure du déjeuner, il nous invitait à sa table en compagnie de quelques médecins.

    Pour de brèves communications, comme la remise d’ébauches ou autres (c’étaient des rencontres habituelles que j’insérais dans le tour des clients romains de l’imprimerie que je faisais chaque semaine), nous nous voyions fugacement devant la fontaine monumentale du Janicule, que dans notre code chiffré nous appelions simplement “l’eau”. C’était à quelques pas de son collège, mais il fallait l’éviter : en effet le Père Berti ne voulait pas que son ordre puisse sembler impliqué de quelque manière que ce soit dans les affaires valtortiennes. Il voulait en prendre personnellement les risques.

    Il y avait encore les villégiatures… de travail. L’été, et surtout après la mort de Maria Valtorta, Marta nous accueillait dans la maison de Viareggio pour une semaine ou un peu plus ; le Père Berti, en amoureux de la mer, voulait aller travailler sur la plage.

    Personnellement, j’aurais préféré le faire à l’intérieur, pour plus de commodité, et peut-être faire un saut dans la mer en fin de matinée, pour un peu de Détente. Rien à faire. Le matin, une fois la messe célébrée dans la chambre de Maria, il se transformait en vacancier et sortait avec moi, équipé du fardeau de tout le matériel nécessaire. Sur la plage nous devions paraître vraiment étranges aux yeux de ceux qui nous voyaient compulser ces fascicules, assis sur le sable !

    Le Père Berti ne concevait pas de vacances sans travail. Il s’y employait même en voyageant, que ce soit en train ou en voiture — puisqu’il ne conduisait pas. Il disait qu’on n’a jamais vu le temps revenir en arrière, donc qu’il ne faut pas le gaspiller.

    Le repas était le seul moment où il se reposait.

    Comme il avait décidé de ne pas devoir travailler pendant les repas, il demandait des bouillons, et s’il y avait du poulet au menu, il préférait jeûner plutôt que de devoir le désosser. C’était une autre de ses bizarreries.

    Le Père Berti se fourvoie en croyant bien faire

    La mise à l’Index n’avait pas arrêté la diffusion de l’Œuvre : après avoir subi un temps d’arrêt, elle reprit lentement, mais irrésistiblement, comme toujours.

    En outre, la grande crainte du Père Berti ne s’était pas vérifiée : une réaction négative des clients de l’imprimerie, qui étaient exclusivement des religieux. Au contraire, certains se montrèrent inquiets pour nous et nous demandèrent si nous avions subi des dommages économiques. Mieux : les commandes d’impression, qui avaient chuté depuis quelque temps et nous préoccupaient, repartirent de plus belle, à l’improviste. Ce signe du Ciel nous rendit force et espérance.

    La nouvelle édition de l’Œuvre était déjà en projet pour remédier aux imperfections de la première.

    Après la condamnation, le Père Berti imagina la justifier en présentant l’Œuvre comme un phénomène particulier à soumettre aux scientifiques, pour éviter que sa réédition paraisse être un défi aux yeux du Saint-Office. C’est la raison de ce collationnement avec les manuscrits originaux et d’un apparat critique qui devait comprendre, non seulement les annotations apportées par Maria Valtorta elle-même et reprises par les textes dactylographiés, mais aussi des notes doctrinales et des références bibliques préparées par le Père Berti, enfin des notes de critique textuelle rédigées par moi.

    Maintenant que Maria Valtorta était comme hors du monde, nous pensions pouvoir y ajouter son nom, omis sur la première édition parce que l’écrivaine refusait d’être connue de son vivant.

    Mais pour qualifier l’édition de “scientifique”, il nous fallait le sceau d’un homme d’études appartenant à la sphère de la culture laïque. C’est alors que le Père Berti prit une initiative hasardeuse, que Maria Valtorta aurait certainement refusée si elle avait été consciente. Par l’intermédiaire de Nicola Pende — un illustre médecin qui tenait l’Œuvre en grande estime —, il entra en contact avec la Société italienne de Parapsychologie[11]  et parvint à intéresser son secrétaire général, Luciano Rafaele, aux écrits de Maria Valtorta. Ce dernier alla jusqu’à promettre d’écrire une monographie.

    Il fut nécessaire de l’accompagner à Viareggio pour lui faire connaître Maria Valtorta, et ce fut alors que je m’y rendis moi aussi avec le Père Berti, pour la première fois. J’entrai en dernier dans la chambre, au rez-de-chaussée, et restai derrière le Père Berti et Luciano Rafaele. J’ai déjà relaté plus haut comment j’ai vu Maria, comme tournée vers l’intérieur d’elle-même, et l’impression qu’elle m’a laissée.

    Nous restâmes quelques jours à Viareggio, à la maison Valtorta. Au moment de se dire au revoir, avant le départ, Maria Valtorta intima à Luciano Rafaele : “Allez-vous-en ! Allez-vous-en !” Nous n’accordâmes pas beaucoup d’importance à l’incident, étant donné les conditions de santé de la malade. Mais par la suite, nous avons cherché à y trouver une justification, car le Père Berti et Marta se souvenaient d’autres occasions où Maria était comme rentrée en elle-même, en montrant qu’elle ne parlait pas à tort et à travers.

    Un jour, le Père Berti l’avait interpelée en lui posant une question-piège ; après l’avoir fixé un instant, elle avait di : “Comme tu es stupide !”

    Cela était arrivé à Marta lorsqu’elle entendit à la radio que l’Œuvre avait été mise à l’Index. Bouleversée, elle avait couru auprès de Maria Valtorta et l’avait serrée dans les bras en s’écriant : « Tu as vu ce qu’ils t’on fait ? » ou quelque chose de similaire. Mais elle avait regardé fixement Marta et répondu : « Je le savais » avant de reprendre aussitôt son expression distraite.

    Dans le cas du docteur Rafaele il ne fut pas bien difficile de trouver une explication quand on apprit que, pour des raisons d’études — disait-il —, il avait pris part à quelques séances de spiritisme. La répulsion viscérale de Maria Valtorta pour de telles pratiques était notoire. Ses écrits autobiographiques rapportent, à cet égard, des épisodes notables. Pour ma part, je pense toutefois qu’elle exprimait sa désapprobation pour cette espèce de pacte entre la science du paranormal et l’Œuvre du Seigneur.

    Le premier des dix volumes de la nouvelle édition était préfacé par Luciano Rafaele, dont les qualifications étaient bien mises en évidence. Le volume (le premier seulement) sortit l’année de la mort de Maria Valtorta, mais il avait été précédé d’un tirage spécial de 300 copies, qui avait permis au docteur Rafaele de le présenter à un Symposium de Parapsychologie, à Rome en novembre 1960.

    Il ne trouva aucun écho. Même la préface du volume ne produisit aucun effet, ni en bien ni en mal, et je crus bon de l’enlever des réimpressions successives. La monographie tant attendue n’arriva jamais et les relations entre le Père Berti et Rafaele, commencées en parfait accord, se dégradèrent jusqu’à en arriver aux disputes.

    Le docteur Rafaele, qui avait consulté des lettres et recueilli des témoignages, savait que Maria Valtorta avait exprimé une certaine méfiance vis-à-vis du Père Berti. C’est pourquoi, un jour où il entendait celui-ci raconter — avec énervement sans doute — comment leur première rencontre s’était passée à Viareggio, il répliqua vivement : « Quand Maria Valtorta ne comprenait plus, elle m’a dit, à moi, “Allez-vous-en !” Mais elle avait toute sa tête quand elle vous a dit, à vous mon Père, que vous étiez un menteur ! »

    Je rends honneur au Père Berti de m’avoir raconté lui-même cet épisode, avec sur le visage l’expression pathétique d’un homme qui a reçu une volée de bois vert et sait l’avoir méritée. En d’autres termes : avec humilité.

    La mort de Maria Valtorta

    Maria Valtorta s’éteignit le jeudi 12 octobre 1961, à 10 h 35. Ce n’était pas le Père Berti qui était à son chevet, mais l’un de ses confrères, le Père Innocenzo M. Rovetti. Des années durant, il racontera sa stupeur de voir la prompte obéissance de l’agonisante : à peine eut-il prononcé les paroles rituelles : « Partez de ce monde, âme chrétienne…», elle expira.

    Le Père Berti avait suivi de près les dernières aggravations de son état de santé et il se trouvait à Viareggio, si j’ai bon souvenir, vingt-quatre heures à peine avant son décès. Naturellement, il revint sur-le-champ et resta jusqu’aux funérailles, qui furent célébrées samedi 14, de bon matin pour respecter un désir qu’elle avait exprimé en ton temps.

    Quand il était à Viareggio, le Père Berti résidait toujours dans la maison Valtorta, car il ignorait l’existence dans la ville d’un couvent de son ordre, régulièrement habité par une communauté de frères, et il évitait d’aller dans les églises. Il mangeait, dormait et célébrait l’eucharistie dans cette maison.

    L’autorisation de célébrer dans la chambre de Maria Valtorta était due au fait qu’elle était une infirme inscrite à l’Archiconfrérie de la Miséricorde. L’archevêque Mgr Carinci, secrétaire de la Congrégation des Rites et donc très attaché au respect des règles liturgiques, avait lui-même célébré dans cette chambre à l’occasion d’une de ses visites à Maria Valtorta, qu’il tenait pour sainte.

    À vrai dire, si ce n’était pas autorisé, le Père Berti s’en donnait la permission lui-même, de sorte qu’il continua à dire la messe dans la chambre de Maria après sa mort. En toute fonction de son ministère sacerdotal, il se considérait comme un missionnaire, qui peut faire prévaloir la nécessité au-dessus de toutes les normes canoniques sévères. Il voyait comme une mission son service pour l’Œuvre, mystérieusement en butte à l’Église, qui en recevait pourtant un grand bienfait spirituel. Persécuté lui aussi, il était porté à exagérer cet aspect : il voyait les yeux du Saint-Office l’espionner partout, jusque dans le local qui faisait face à la maison Valtorta, une auto-école (transformé aujourd’hui en maison d’habitation).

    À la triste occasion du décès de Maria Valtorta, il se barricada dans la maison et n’en sortit que pour repartir à Rome après les funérailles. Il n’alla ni à l’église ni au cimetière et resta à l’étage sans se montrer lorsque vinrent le prêtre avec le corbillard et les confrères de la Miséricorde. Il disait que c’était plus sûr, ou plutôt qu’il valait mieux agir ainsi pour qu’on ne puisse pas dire, plus tard, qu’il avait été imprudent.

    Le souci du jugement de la postérité l’accompagnait à tout moment. Je pense qu’une telle attention égocentrique est une donnée qui peut affaiblir l’objectivité de ses rapports écrits, qu’il appelait “lettres historiques”. Il les adressait périodiquement à Maria Valtorta, et plus tard à Marta Diciotti.

    La mort de Maria Valtorta occasionna un certain mouvement dans la maison ; carnet à la main, il prenait note de tout. Etant donné l’affluence discrète des visiteurs, presque tous connus, il lui fut possible d’en faire la liste complète, ou presque. Il y eut également des visites imprévues, ou celles de personnes importantes. Par exemple des journalistes s’intéressèrent et posèrent des questions, pour publier ensuite des sornettes. Luciano Rafaele se présenta avec un cameraman qui fit quelques prises de vue. Mais il y eut un moment dramatique.

    En admiration devant le beau visage de la mort, une visiteuse lança l’idée d’un moulage. Le Père Berti l’accueillit avec enthousiasme. J’ai oublié comment ils en vinrent à appeler deux artistes de Viareggio.

    Ils vinrent donc, se mirent d’accord et s’en allèrent, avant de revenir en pleine nuit avec le nécessaire. Le Père Berti et moi restâmes dans la chambre fermée à clé avec les deux hommes, tandis que Marta veillait avec quelques amies dans la salle à manger attenante.

    La préparation fut méticuleuse, et on finit par étendre sur le visage de Maria Valtorta un plâtre blanc et mou qui le recouvrit complètement. En attendant qu’il prenne et permette de passer aux phases suivantes, le Père Berti voulut expliquer aux deux ouvriers, qui ignoraient tout, la personnalité et l’œuvre de Maria Valtorta. Ils en furent stupéfaits ; le plus âgé, incapable de trouver une autre façon d’exprimer son étonnement, ne cessait de s’exclamer : « Bon sang ! »

    L’appréhension fut vive au moment de décoller du visage cette substance désormais solidifiée : elle ne se détachait pas. Les deux hommes étaient morts d’inquiétude à l’idée de ne pas avoir suffisamment recouvert la face de crème hydratante avant d’appliquer le plâtre. Le Père Berti commençait à imaginer le désespoir de Marta si elle voyait sa Maria défigurée !

    En fin de compte, grâce à Dieu, le plâtre se détacha, laissant apparaître le visage de Maria Valtorta intact.

    Il ne restait plus qu’à bien le nettoyer.

    C’était un bon travail. Je le portai moi-même à Rome, chez le sculpteur Lorenzo Ferri, qui s’en servit pour fabriquer un beau masque en cire. Il est aujourd’hui exposé dans une vitrine, dans la chambre de Maria Valtorta.

    L’héritage de Maria Valtorta

    La décision du Conseil général de l’ordre des Servites de ne pas accepter l’héritage de Maria Valtorta a dû être un coup dur pour le Père Berti. Pour le comprendre, il convient d’en connaître les antécédents et les conséquences.

    Comme je l’ai dit au début de ces “mémoires”, Maria Valtorta avait eu comme directeur spirituel un religieux de l’ordre des Servites de Marie, le Père Romualdo M. Migliorini. Inconsciemment, celui-ci l’avait introduite dans l’activité littéraire en lui demandant d’écrire le récit de sa vie. Après quelque hésitation, elle avait accepté et avait couché sur le papier, avec un grand talent, un flot de souvenirs et de sentiments qui constitua l’Autobiographie qu’elle offrit au Père Migliorini, et par suite à nous.

    Ce fut comme sa catharsis décisive. Libérée des dernières scories de son humanité, Maria Valtorta devint la “plume du Seigneur”. Lorsqu’elle reçut la première dictée, en ce mémorable vendredi saint 1943, elle se confia à Marta et l’envoya aussitôt chez le Père Migliorini. À sa venue, il la rassura sur l’origine du message et l’invita à continuer d’écrire ce qu’elle allait encore recevoir. Lui-même suivit, jour après jour, la prodigieuse production de Maria Valtorta et il tapait à la machine des copies de ses cahiers manuscrits, jusqu’à ce que… il soit transféré à Rome, où il trouva le Père Berti et commença à s’entendre avec lui, comme nous l’avons vu.

    Le partenariat entre Maria Valtorta et Migliorini devenait, aux yeux du Père Berti, un lien indissoluble entre l’Œuvre valtortienne et l’ordre des Servites de Marie. En outre, elle était entrée dans l’ordre comme tertiaire bien qu’elle appartienne déjà, par vocation, au tiers-ordre franciscain.

    Le Père Berti tenait beaucoup à sa famille religieuse, auquel il se sentait lié comme au caractère sacramentel du sacerdoce ; il aurait même souhaité être évêque pour avoir la plénitude du sacerdoce… et peut-être aussi pour accorder l’imprimatur à l’Œuvre). Même s’il ne trouvait pas dans son ordre le soutien d’une compréhension, ne serait-ce que passive, il affrontait difficultés et risques dans le double but de servir l’Œuvre et d’en faire bénéficier l’ordre, dont il n’avait reçu aucun mandat. Et le subjectivisme qui le caractérisait le portait à se faire des illusions… Par exemple, si un Père servite se rendait auprès de Maria Valtorta pour un acte sacerdotal ou si, dans les années qui suivirent sa mort, il participait à titre personnel à un événement valtortien, il se dépêchait de noter que tel Père, à telle occasion, avait “représenté” l’ordre des Servites de Marie. Si un confrère, peut-être plus charitable que d’autres, montrait une disponibilité particulière pour l’aider, il préconisait qu’il serait son “successeur” dans son engagement valtortien.

    Dans les dernières années de sa vie, quand les maladies avaient affaibli la vigueur de son intelligence, le Père Berti ne cessait d’augmenter le nombre de ses collaborateurs ; il les recrutait même parmi les étudiants de la faculté de théologie, jusqu’à constituer une équipe… bien illusoire. Après sa mort et au cours des années qui suivirent, aucun de ses “assistants” ne revendiqua un rôle, personne ne montra le moindre intérêt pour l’Œuvre de Maria Valtorta.

    Mais revenons au point de départ de ce chapitre.

    À partir de 1947 — l’année qui suivit le transfert du Père Migliorini de Viareggio à Rome, Maria Valtorta avait établi que ses écrits devaient être confiés à l’ordre des Servites de Marie. Je ne sais comment, elle avait obtenu l’engagement formel du prieur général de l’ordre, le Père Alfonso M. Benedetti, de faire publier l’Œuvre, “munie d’un imprimatur”. Bien au contraire, il se produisit en 1949 le fameux “blocage”, auquel le Saint-Office était arrivé, selon Maria Valtorta, “en partie par la négligence des supérieurs, et en partie par l’incapacité des Pères Berti et Migliorini”.

    Elle établit donc son testament en faveur de Marta Diciotti, à qui elle avait toujours témoigné une grande confiance et une profonde gratitude. La situation en était restée là quand, à partir de 1956, elle s’enferma progressivement dans un état d’apathie et d’abandon. C’est alors que le Père Berti força la main.

    Il me faut expliquer que Maria Valtorta, malgré son état de mystérieuse incommunicabilité avec le monde extérieur, n’écrivait certes plus, mais elle était en mesure de le faire si on l’y poussait. Soyons plus précis : il y eut une première période où, de sa propre initiative, elle remplissait des feuilles de papier et des images saintes de l’oraison jaculatoire : « Jésus, j’ai confiance en toi. » Elle l’écrivait un nombre incalculable de fois et faisait le compte des indulgences acquises[12] (alors qu’elle n’était pas très douée pour ce qui est des nombres et des calculs mathématiques !).

    Mais par la suite, elle devint complètement inactive, tout en gardant la capacité d’apposer une signature et d’écrire sous dictée. Je me souviens que Luciano Rafaele, en ma présence et avec le Père Berti, voulut en faire l’expérience : il mit dans sa main un carnet et une plume, et elle écrivit docilement ce qu’il lui demandait. Ses écrits de cette période sont aisément reconnaissables à l’usage fréquent et arbitraire des majuscules en début de mot.

    Je reviens à l’épisode du testament : En 1957, le Père Berti, à qui Marta Diciotti ne s’opposa pas par déférence, conduisit un notaire chez Maria Valtorta. En sa présence, elle rédigea un testament en faveur de l’ordre des Servites de Marie. Mais le notaire avait remarqué quelque anomalie mentale chez la testatrice et avisa Marta qu’elle pourrait faire invalider l’acte. Dans un certain sens, cela fut fait plus tard par la décision du Conseil généralice de ne pas accepter l’héritage des écrits valtortiens, qui revint par conséquent à Marta Diciotti comme le précisait une clause du testament dans l’éventualité d’un tel refus.

    Néanmoins, le Conseil généralice n’excluait pas un rééxamen de la question si jamais Marta, à son tour, disposait par testament de laisser les écrits de Maria Valtorta à l’ordre des Servites de Marie. Le Père Berti y veilla rapidement et il s’arrangea pour que Marta Diciotti établisse son testament à San Colombano (Lucques), au couvent des carmélites déchaussées dont la Mère prieure, Mère Teresa Maria de saint Joseph, était la “maman spirituelle” de Maria Valtorta et continuait d’être une référence pour nous tous. La Mère prieure et le Père Berti contresignèrent le document à titre de témoins.

    Cette histoire pourrait paraître invraisemblable, mais elle ne l’est pas. Le Père Berti n’a jamais aspiré à quelque rémunération que ce soit pour son travail valtortien. Pauvre et désintéressé, il demandait de l’aide uniquement si quelqu’un était dans le besoin.

    Il agissait, bien ou mal, en raison de son attachement à l’ordre auquel il appartenait et à l’Œuvre à laquelle il croyait. Il aurait voulu assurer un avenir à l’Œuvre, et il aurait souhaité que l’ordre puisse avoir la ferté de l’accueillir, la tâche de veiller à sa diffusion et d’en promouvoir l’étude, enfin le privilège d’en garder les originaux. Il avait agi honnêtement dans ce but, mais il dut comprendre qu’il pouvait avoir mis l’Œuvre dans une impasse.

    Pendant un séjour à l’hôpital à l’occasion d’un de ses infarctus — vrais ou présumés, il reçut la visite de Marta Diciotti, à qui il demanda de bien vouloir ajouter un codicille à son testament. Marta ne se contenta pas de la formule suggérée de vive voix : elle lui procura un bout de papier sur lequel il écrivit avec un stylo rouge, de son écriture inimitable aux majuscules amples et arrondies, les paroles suivantes :

    « Au cas où l’O.S.M, en la personne du Père général et de son conseil, ou d’un Père provincial et de son conseil, ne pouvait ou ne voulait accepter et diffuser (avec publications et publicité) les Ecrits de Maria Valtorta édités et inédits ainsi que la documentation y afférant, je laisse en testament tous les écrits susmentionnés avec leur documentation et les obligations qui les accompagnent au Dr. Emilio Pisani (de Isola del Liri, fils de feu Michel) et à ses héritiers légitimes. »

    Quand elle fut rentrée chez elle, Marta ajouta au bas de la page, et de son écriture en pattes de mouche : « Ecrit par le révérend Père Berti, O.S.M., à l’hôpital San Camillo. Rome, le 11 novembre 1970. » Et elle garda le feuillet.

    L’exhumation du corps

    En 1971, le Père Berti allait assez bien pour être en mesure d’organiser, avec mille précautions, l’exhumation du corps de Maria Valtorta, ensevelie dans le cimetière de la Miséricorde de Viareggio.

    Une norme funéraire prévoyait qu’une telle opération n’était possible que dix ans après l’enterrement, mais l’échéance pouvait ne pas se comprendre comme impérative. Néanmoins, le Père Berti tenait tant à la respecter qu’il voulut fixer la date de l’exhumation au 12 octobre 1971, jour du dixième anniversaire de la mort de Maria Valtorta.

    Il y avait une raison à cela, à moitié déclarée : il attendait un signe miraculeux, il le désirait même. Je pense personnellement qu’il en avait besoin pour se sentir reconnu après tant de travail caché, tant d’oppositions subies, tant d’angoisses incomprises. Il y prétendait peut-être même au fond de son cœur.

    Il commença très tôt à élaborer des programmes, à passer des accords, à organiser des réunions. Il ne négligeait pas de prévoir ce qu’il faudrait faire si jamais le corps était intact. Mais il se serait contenté de beaucoup moins : trouver uniquement la main droite non corrompue, la main qui avait écrit, cette main qui, après la mort de Maria Valtorta et tout le temps de l’exposition du corps, avait gardé une couleur vive, à la différence de la gauche, devenue livide.

    Après avoir récusé notre proposition de procéder à l’exhumation en privé, le Père Berti parvint à en faire la publicité et à lui donner un caractère solennel, sans craindre, cette fois, de s’exposer personnellement.

    Il demanda et obtint, de Rome, la participation du Père postulateur de son ordre et il convoqua des invités, de sorte qu’une petite foule de pieux lecteurs de l’Œuvre afflua à Viareggio. Le soir de la vigile, neuf prêtres purent concélébrer dans la basilique S. Andrea, où officient les servites de Marie.

    Le 12 au matin, au cimetière de la Miséricorde qui jouxte le cimetière municipal, tout se déroula paisiblement et dans une atmosphère de recueillement.

    Le Père postulateur tenait le public à distance du lieu de l’exhumation avec une sévérité qui parut excessive.

    L’assistance, en prière, ne remarqua pas certains contre-temps auxquels mon épouse et moi-même avons dû remédier en nous éloignant souvent et en courant en voiture jusqu’à Pise. Il s’agissait surtout de procurer le nécessaire au Père postulateur, expert en la manière de traiter les restes mortels des serviteurs de Dieu pour en assurer la conservation. C’est uniquement pour remplir cette tâche qu’il était venu de Rome, mais il n’avait rien apporté. Et le Père Berti, qui avait rédigé une liste minutieuse de choses inutiles, n’avait pu prévoir qu’on aurait besoin de formaldéhyde ou de bandages, etc.

    Le travail allait se prolonger jusque dans l’après-midi et fut mené à bien avec grand soin, dans un local approprié du cimetière. Le but de la réunion avait été atteint tôt le matin, quand le Père Berti était monté sur le rebord de la petite corniche où se trouvaient les tombes et avait annoncé, les bras ouverts comme en un geste liturgique : « Des os, rien que des os. » Il semble que ceux de la main droite n’existaient même plus.

    Cet anéantissement était le signe de Maria Valtorta. J’ai eu l’impression qu’elle voulait dire, encore une fois : « Ne t’adresse pas à moi, mais au Seigneur. »

    Le Père Roschini et le transfert des restes à la Santissima Annunziata de Florence

    Sur la scène valtortienne, le crépuscule du Père Berti commençait avec l’aube du Père Roschini.

    L’illustre mariologue Gabriele M. Roschini voulut lire l’Œuvre de Maria Valtorta tout entière et en fut ébloui. Il fit amende honorable de sa méfiance passée — ou de son indifférence — et décida de couronner avec Maria Valtorta un cours sur les “intuitions mariales des grands mystiques”, qu’il allait donner au “Marianum” l’année académique à venir. Tout cela se passa pendant l’été 1972.

    À vrai dire, le Père Roschini s’était intéressé à l’Œuvre de Maria Valtorta dès 1946, quand il en examina une partie à la demande du Père prieur général de son ordre. Il en avait donné un avis mesuré et partiellement favorable.

    À la suite de cela, il avait rendu visite à l’écrivaine à Viareggio et lui avait écrit en faisant preuve de déférence. Quand l’Œuvre fut mise à l’Index, en décembre 1959, il était membre du Saint-Office, mais on n’a jamais compris dans quelle mesure il avait été impliqué dans cette décision.

    Il me demandait des nouvelles chaque fois qu’il me voyait au “Marianum” et se réjouissait toujours de la bonne diffusion de l’Œuvre. Mais il s’y intéressait seulement de loin, avec détachement, comme s’il espérait un événement qui soit pour lui une révélation.

    C’est précisément ce que produisit sa décision de lire l’Œuvre en intégralité.

    Sa “conversion” fit très plaisir au Père Berti ; au fur et à mesure que la détermination du Père Roschini passait de la parole aux actes, il se sentait devancé par un confrère qui faisait autorité dans l’ordre des Servites de Marie. Cette attitude de retrait me faisait penser à celle d’un acteur qui, après avoir joué les premiers rôles sur scène, se voit contraint de rester assis dans le public pour suivre les déclamations d’un débutant dont le talent dépasse le sien.

    Ce n’est pas un hasard si je fais cette comparaison : le Père Berti était porté à “réciter sa vie”, pour reprendre l’expression employée par le Père Bernardo M. Antonini au cours d’une commémoration tenue au “Marianum” deux ans après sa mort. En effet, il y avait toujours un peu de cinéma ingénu dans son comportement, avec une prédilection pour le rôle du malade ou de la victime. Devant l’engagement du Père Roschini, il jouait au mortifié, à l’humilié sans donner d’explications à son silence renfrogné.

    Il refusa de venir à Viareggio le 2 juillet 1973 quand, après avoir obtenu la permission de transférer les restes mortels de Maria Valtorta à Florence de manière privée, il s’était vu contraint d’abandonner son projet — que nous avions tout de suite considéré comme irréalisable — au profit d’une manifestation publique solennelle.

    Ce matin-là, en présence de quelques intimes et du Père Roschini, l’urne fut prélevée du caveau familial dans le cimetière de Viareggio où elle avait été déposée après l’exhumation, deux ans plus tôt, et placée sur le siège arrière de ma voiture, entre Marta et Claudia. Je conduisais et le Père Roschini était à côté de moi. Nous sommes délibérément passés par le centre de Viareggio et nous avons fait une courte halte devant “sa” maison avant de filer à Florence.

    Le Père Berti attendait dans le cloître monumental de la basilique S. Annunziata en compagnie de quelques confrères de la communauté de Florence[13].

    L’air sérieux et contrit, il concélébra sans le moindre geste ou mot sur cet événement important que le Père Roschini, qui présidait la célébration eucharistique, sut illustrer par une magnifique homélie.

    Il ne se comporta pas autrement le 8 décembre de la même année, de nouveau à Florence, lorsque le Père Roschini et moi-même présentâmes le livre La Vierge Marie dans les écrits de Maria Valtorta, dans le réfectoire tricentenaire de la basilique, bondée. Il resta au fond de la pièce avec l’air d’un spectateur occasionnel. Comme pour accentuer son isolement voulu, il avait relevé sur sa tête la capuche de l’habit servite.

    Pourtant, le Père Roschini n’aspirait certes pas à supplanter le Père Berti qui, d’ailleurs, lui survécut.

    Atteint par un cancer, le bon Père Roschini mourut le 12 septembre 1977. Il est vrai qu’il avait onze ans de plus que le Père Berti — né en 1900 ; mais sa vitalité jusqu’à quelques mois avant son décès, semblait le prédisposer à une grande longévité.

    Le cardinal Ottaviani et le Père Berti aux obsèques du Père Roschini

    Le Père Roschini avait été consulteur du Saint-Office — qui, depuis, a changé son nom en Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Ses funérailles m’offrirent la représentation du changement d’époque qui avait eu lieu dans la vie de l’Église.

    La Suprême Congrégation Sacrée du Saint-Office (“Suprême” parce que supérieure aux évêques et inférieure uniquement au Pape) avait la tâche délicate de veiller sur l’intégrité de la foi et des mœurs.

    À la différence des autres Congrégations, présidées chacune par un cardinal appelé “préfet” assisté d’un “secrétaire” la règle voulait que ce soit un évêque, le préfet de la “Suprême” n’était pas un cardinal mais le Pape en personne. C’est pourquoi le cardinal qui, dans les faits, la présidait, portait le titre de “secrétaire”. Plus tard, quand la Congrégation changea de nom, et surtout de méthodes[14], le titre de cardinal “préfet” de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi apparut.

    Cette réforme avait été tourmentée, à cause de la personnalité du cardinal Alfredo Ottaviani ; celui-ci avait dirigé le Saint-Office, d’abord comme “secrétaire” puis comme “propréfet”, avec une telle fermeté qu’il s’était mérité le surnom de “gendarme de l’Église”. Ancré dans la tradition (sa devise héraldique était semper idem, toujours le même), Ottaviani avait subi les différentes phases de la réforme dans la douleur, jusqu’à démissionner dans les mains du pape Paul VI, en laissant paraître un désaccord qui contrastait avec sa figure de champion de l’obéissance.

    Avant même d’être cardinal, Ottaviani faisait déjà autorité au Saint-Office quand l’Œuvre fut “bloquée” en 1949, et il en était le cardinal secrétaire (c’est-à-dire que, en pratique, il était à sa tête) quand elle fut mise à l’Index en 1959.

    Dans toute l’histoire de l’Œuvre de Maria Valtorta, les noms d’Ottaviani et du Saint-Office s’identifiaient, au point de former une sorte de monstre ; le Père Berti essayait constamment de s’en mettre à l’abri comme la souris du chat. Il craignait tant les convocations dans l’austère palais du Saint-Office que, lorsqu’il en vint une encore en décembre 1961 — l’atmosphère était pourtant bien différente de celle de 1949 —, cela lui provoqua des maux d’estomac.

    J’ai entendu dire un jour qu’Ottaviani savait être un homme aimable et qu’il allait parfois se promener dans les ruelles du Trastevere, où il était né.

    Néanmoins, l’idée que je m’étais faite de lui à travers les peurs du Père Berti me rendait impensable la moindre demande d’audience.

    Eh bien ! celui que le Père Berti avait redouté pendant vingt ans, sans jamais le rencontrer si ce n’est par personne interposée, assistait aux funérailles du Père Roschini, assis face à lui, désormais inoffensif[15], lui aussi victime des événements.

    Le cercueil reposait au centre du transept de l’église San Marcello[16]. Il n’y avait pas le moindre signe rappelant le Père Roschini savant et faisant autorité, mais seulement son habit religieux et son étole de prêtre. Des deux côtés, parallèlement au cercueil, on avait disposé des rangs de chaises et de bancs, pour les intimes et les notables. Le Père Berti était assis du côté droit, le cardinal Ottaviani du côté gauche, l’un en face de l’autre.

    On attendait avec tristesse et recueillement l’entrée du cortège des célébrants qui devait arriver du siège généralice des servites de Marie, sur la place attenante, et entrer par le fond de l’église. L’instant était propice aux souvenirs. Le regard du vieux cardinal malvoyant cherchait dans le vide le cercueil de son ami pour se remémorer, j’en suis sûr, des moments connus de lui seul. En face, le Père Berti l’ignorait, mais ses yeux fixés sur le cercueil semblaient lui rappeler que les gloires de ce monde passent. Deux regards également fatigués, destinés à se rencontrer autour du mystère de la mort…

    Il y avait aussi dans l’église le nouveau préfet de la Congrégation réformée, le cardinal slave Franjo Seper, premier successeur d’Ottaviani. Mais les deux hommes n’étaient pas ensemble, il m’a semblé qu’ils s’évitaient.

    À la fin de la cérémonie, pendant que l’assistance commençait à sortir, le cardinal Ottaviani s’avança au bras d’un accompagnateur laïc et traça un signe de bénédiction au pied du cercueil. Puis je le vis partir, d’un pas alourdi par les ans, dépendant de son guide, en direction de la porte de l’église, qui s’ouvrait sur une radieuse matinée romaine.

    Je me trouvai plus tard au Collège avec le Père Berti. Nous ne fîmes aucune mention, ni lui ni moi, de la présence du cardinal tant redouté aux funérailles du Père Roschini. Elle fermait symboliquement une période de notre histoire, après avoir définitivement conclu la sienne.

    Le Père Berti avait toujours déclaré qu’il ne voulait pas l’emporter haut la main, il lui suffisait de vaincre.

    C’était peut-être ce qu’il pensait pendant que nous conversions paisiblement…

    Les "remords" du Saint-Office

    L’édition de l’Œuvre en dix volumes — nous préférions la dire “nouvelle” plutôt que “deuxième” avait été portée à son terme en 1967, avec la publication du volume 10.

    Lorsque le premier des dix volumes sortit, en 1961, L’Osservatore Romano fit paraître une note rappelant la mise à l’Index de l’Œuvre. Le Père Berti avait été convoqué au Saint-Office une dernière fois, mais on lui avait simplement dit : « Nous verrons comment le monde l’accueillera », dans un esprit d’ouverture.

    C’est pendant les quinze années du pontificat de Paul VI (1963-1978) que l’Œuvre connut sa période la plus paisible. Plus tard, quand les traductions en diverses langues la firent connaître un peu partout dans le monde, la mise à l’Index commença à être rappelée, ranimant une polémique que nous pensions éteinte. Interpelée sur la position de l’Église, l’Autorité ecclésiastique fit connaître la condamnation de 1959 avec la documentation s’y rapportant, mais en même temps elle la commentait de façon à ne pas exclure une ouverture prudente.

    En 1982, je rencontrai par hasard Mgr Mario Crovini à Rome, dans la librairie “Propaganda Mariana”. Il avait été un collaborateur du cardinal Ottaviani au Saint-Office[17]. La propriétaire de la librairie, qui me connaissait bien, me présenta à lui. En veine de confidences, il me parla de la condamnation de 1959 en ces termes : « Nous nous sommes aussitôt repentis d’avoir mis à l’Index l’Œuvre de Maria Valtorta. » Il devait en savoir beaucoup, mais une imprudence de ma part le bloqua, et il ne dit rien de plus. Je m’en mors encore la langue !

    Le Père Berti multiplie ses observations

    Dans ce climat de tolérance, le Père Berti… sortait des catacombes et, sur la dernière page du volume 10 de la nouvelle édition, il voulut se faire connaître comme auteur des notes doctrinales.

    Son nom apparaissait déjà avec évidence dans certaines notes : il signalait avoir écrit des publications spécifiques pour commenter le texte de Maria Valtorta. Cela portait essentiellement sur des précisions scripturaires, patristiques ou des documents du Magistère pontifical et conciliaire. Mais il s’est laissé emporter et passa de la sobriété des premiers volumes à la redondance des derniers, dans lesquels il avait déversé une science peu assimilable par les “petits du troupeau”, les préférés du message évangélique.

    Un jour, le secrétaire de sa faculté de théologie, lui a presque reproché de consacrer son temps à ces notes et de négliger de produire des publications en tant que professeur. Le Père Berti a rétorqué qu’un traité de théologie reste dans le cercle de quelques dizaines d’étudiants, tandis que les notes apportées à l’Œuvre de Maria Valtorta allaient toucher des lecteurs du monde entier…

    Une fois terminée la nouvelle édition de l’Œuvre principale, nous décidâmes d’un commun accord de publier l’Autobiographie. Le Père Berti la couvrit elle aussi de notes et voulut y joindre une “introduction”, ce que j’acceptai à contre-cœur. Elle est restée bien des années. Il s’agissait d’une synthèse de la personnalité et de la spiritualité de Maria Valtorta, que le lecteur peut bien découvrir par lui-même à la lecture de ce récit autobiographique sincère et captivant ; c’était surtout un prétexte pour justifier, sans paraître y toucher, ses relations difficiles avec Maria Valtorta.

    Le Père Berti exagéra encore le nombre de notes dans les œuvres mineures, et je fus obligé de le réfréner. Or il n’était pas habitué à être contredit, donc il commença à se raidir et à se renfermer. Comme il ne pouvait plus compter sur la pleine adhésion de son vrai collaborateur, qui était surtout un exécuteur, il se mit à rédiger des mémoires, à établir des listes de faits et de noms qui avaient peuplé les événements autour de Maria Valtorta, à tenir de brèves relations dans des rencontres entre quelques amis.

    Malgré son affaiblissement physique croissant, il était soutenu par quelques bonnes personnes qui le fréquentaient et l’assistaient, contribuant involontairement à l’isoler par une dévotion un peu fanatique.

    La mort du Père Berti

    Le Père Berti respectait le corps parce qu’il était destiné à la résurrection. Cette profession de foi lui servait à justifier les soins qu’il prenait pour sa propre personne par l’élégance de son habit religieux. Respectueux des modes, il parvenait à contrôler sa complaisance de se savoir doté d’une silhouette élancée et distinguée. Quand il se déguisait dans l’intention de ne pas être reconnu (un jour, il vint à Isola del Liri en tenue de plombier !), le contraste entre son habillement et son aspect attirait encore plus l’attention.

    Vers la fin, il n’était plus le même. L’air négligé dans ses vêtements civils, mal peigné, les yeux barrés par des verres épais, il parcourait le Collège (quand il ne se reposait pas en clinique) comme s’il voulait montrer une sénilité précoce et un laisser-aller d’handicapé. Mais il était lucide et savait encore être mordant.

    Un été, il se fit conduire à Viareggio, où il passait quelques jours dans une maison de son ordre, dans la zone des docks. De là, et accompagné de quelqu’un, il fit une visite de politesse à Marta, dans la maison de Maria Valtorta, qui avait été “sa” maison. Il se détachait toujours plus.

    Un matin, au début de l’hiver, je l’ai revu sous l’apparence d’autrefois : on l’avait couché sur le lit de sa chambre, revêtu de l’habit religieux, les mains jointes sous le scapulaire, émacié, la tête légèrement inclinée de côté. Il semblait rajeuni dans la paix du soleil éternel.

    Un cierge brûlait à côté de lui. On avait exposé sur un guéridon un gros livre ouvert dont le haut des pages montrait tous les signes d’une consultation assidue. Je reconnus le Concordantiae Bibliorum Sacrorum, la concordance des textes sacrés dont il s’était servi pour rédiger les références scripturaires de l’Œuvre de Maria Valtorta.

    Pour aller plus loin

    Notes et références

    1. Une préfecture apostolique est une portion du peuple de Dieu qui, n’étant pas érigée encore en diocèse, est confiée à un prêtre qui en prend soin au nom du pape.
    2. Città del Capo est le nom italien de la capitale sud-africaine : Le Cap ou Cape Town. Il figure parmi les évêques missionnaires en tant que préfet apostolique et à ce titre porte la croix pectorale.
    3. Claudia Pisani (Vecchiarelli) était l’épouse de l’auteur. Elle est décédée en 2021.
    4. C’est ce qu’il fit, faisant d’abord lire l’Œuvre à Mgr Ugo Lattanzi, son compatriote alors doyen de la faculté pontificale du Latran. Mgr Fontevecchia subit des pressions insistantes pour ne pas accorder l’imprimatur.
    5. Le Marianum est une université pontificale pour l'étude de la mariologie. http://www.marianum.it/ Il est géré par l'ordre des Servites de Marie et se trouve dans les locaux du collège international saint-Alexis Falconieri, du nom de l’un des sept saints fondateurs.
    6. Il était mort en 1953.
    7. Cavaliere = chevalier de l’Ordre du Mérite de la République Italienne (OMRI), la plus haute distinction honorifique instituée dans ce pays.
    8. San Gallicano est le prototype de la médecine sociale en Europe. Créé au 18°siècle dans le quartier populaire du Trastevere, il avait pour but de soigner les maladies de peau, comme la gale, qui proliféraient à l’époque. C’est aujourd’hui le siège de la Communauté de Sant'Egidio et de l'Institut national pour la promotion de la santé des populations migrantes et pour la lutte contre les maladies de la pauvreté – INMP.
    9. Le lupus auto-immune, survient lorsque le système immunitaire s’attaque aux cellules de l’organisme et les détruit. Il peut toucher de nombreuses parties du corps, dont les articulations, la peau, les reins, le cœur, etc.
    10. La gale est une maladie contagieuse de la peau due à un parasite invisible dont le femelle creuse des tunnels sous la peau pour y déposer ses œufs.
    11. Étude des phénomènes psychiques paranormaux.
    12. Les indulgences plénières étaient accordées pour le culte de la Miséricorde divine. Elles ont été officialisées par la Pénitencerie apostolique du Vatican par décret du 29 juin 2002.
    13. Voir la photo en tête de l'article.
    14. Voir le motu proprio Integrae Servandae de Paul VI, du 7 décembre 1965 définissant les missions de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et l’esprit dans lequel elle devait les accomplir.
    15. Il avait démissionné de sa charge en 1968. En 1963 il avait été mis en cause sur la réforme du Saint Office, lors d'une confrontation publique avec Joseph Frings dont le secrétaire était Joseph Ratzinger. La question de la liberté religieuse l'avait opposé aussi au cardinal Augustin Bea, étoile montante du Concile et indirectement visé par la mise à l’Index de l’Œuvre de Maria Valtorta qu’il avait soutenu.
    16. L’église San Marcello al Corso est une église des Servites de Marie, située entre la Piazza Venezia et la Piazza del Popolo à Rome.
    17. Mgr Mario Crovini, fut substitut (second personnage) du Saint-Office et premier Censeur de l’Eglise catholique. Il est connu toutefois pour avoir reconnu les qualités du Padre Pio contre le courant qui voulait le sanctionner mais son rapport favorable fut bloqué par les adversaires du Padre Pio. Cf. Padre Pio, Paul VI et Mgr Crovini.